En écho à la journée professionnelle « Handicap sur scène: un atout artistique? » du 21 janvier 2022, co-organisée avec le TJP CDN Strasbourg-Grand Est, le Centre Ressources Culture et Handicap propose une sélection d’articles. Dans le cadre des conférences mise en place par la mission Recherche de La Manufacture, Isabelle Ginot a dressé un panorama de la diversité des questions que pose l’accolement des deux termes « handicaps » et « danse ».
Entretien avec Isabelle Ginot, réalisé par Meriel Kenley.
Publié dans Le journal de la Recherche N°3 de la Manufacture.
Comment en êtes-vous arrivée au travail que vous menez autour du handicap?
Isabelle Girot. J’ai commencé à m’intéresser à la question du handicap indirectement: cela ne faisait plus sens pour moi d’être dans le champ des avant-gardes chorégraphiques contemporaines où je me situais jusque-là dans mes cours et mes recherches. J’ai commencé à me rapprocher d’artistes et de projets qui étaient en-dehors de la scène et des studios de danse et qui travaillaient notamment avec des publics fragiles.
En 2007, j’ai participé à la création de l’association Aime (Association d’individus en mouvements engagés), qui porte les projets chorégraphiques de Julie Nioche mais aussi de nombreux projets socialement engagés, qui mobilisent à la fois des artistes et des praticiens somatiques – j’enseigne moi-même la méthode Feldenkrais.
À partir de 2007, nous sommes intervenus en particulier dans le champ de la lutte contre le VIH, avec des associations de patients, souvent militants, qui s’intéressaient aux approches des pratiques somatiques. Nombreux étaient ceux qui, suite aux effets du virus, avaient perdu des mobilités, la capacité de parler, des capacités cognitives, avaient des douleurs chroniques, et se retrouvaient de fait en situation de handicap.
On a travaillé avec ces publics pendant un an, puis Sidaction, qui nous finançait, nous a demandé de nous adresser aussi à des personnes plus fragilisées encore, touchées non seulement par le VIH mais aussi par la précarité sociale; il s’agissait notamment de groupes de migrants, pour qui la maladie chronique aggravait les conditions de vie en France. Toutes ces personnes étaient plutôt catégorisées comme «malades chroniques», mais avec elles, j’ai rencontré ce qu’on pourrait appeler la «diversité des différences», la vie avec des corps non normés, la dépendance à l’autorité médicale et l’exclusion: autant de questions qui sont communes avec celles du handicap. Nous avons découvert alors une autre dimension de nos questions.
Pour rencontrer ces personnes-là, il fallait travailler avec les institutions (en France, il s’agit du secteur dit «médico-social»). On a mis longtemps à comprendre que malgré le consensus apparent avec les professionnels, lorsque nous préparions avec eux nos interventions – les usagers n’y étaient jamais associés – les pratiques somatiques étaient trop souvent prises comme un instrument supplémentaire de ce qu’on appelait alors l’accompagnement global qui a fini par nous apparaître, dans de nombreuses structures, comme une politique de contrôle des populations, active et très structurée. Cette prise de conscience nous a beaucoup aidés à structurer la dimension critique de nos interventions.
Si l’on considère que les pratiques somatiques travaillent à partir de la sensation, est-ce qu’il y a des inégalités dans la sensation? C’est en lisant votre article «Inventer le métier», où vous évoquez la «virtuosité de la sensation» chez les danseurs, que je me suis demandé si la sensation était aussi le lieu d’une inégalité?
Cette question se pose dans des termes différents selon qu’on pense à la petite élite de la danse scénique professionnelle, virtuose, ou si l’on pense aux pratiques de la danse par des personnes non professionnelles. Violeta Salvatierra, qui conduit des recherches et des pratiques notamment avec des personnes usagères de la psychiatrie, prête beaucoup d’attention à l’accueil, par ces personnes, des propositions de pratiques mobilisant la perception et l’imaginaire.
Ce qui fait la différence entre les pratiques somatiques et les pratiques de danse majoritaires, c’est que – malgré certaines entreprises de déconstruction – les pédagogies dominantes en danse reposent souvent sur la reproduction d’une forme et sur un type de virtuosité : sauter haut, tourner vite, etc. Or, cette virtuosité dépend elle-même d’une virtuosité perceptive. Au contraire, les pratiques somatiques (Feldenkrais, Alexander, BMC [Body-Mind Centering]) ne dépendent pas de la reproduction d’une forme, mais plutôt de la mise en œuvre de relations dynamiques (entre différentes parties du corps, entre soi et le milieu, entre les participants, entre action et perception…).
La diversité de ces pratiques est immense, mais leur substrat commun, c’est la place qu’elles font à l’activité de la perception, ainsi que de l’imaginaire. Elles peuvent ainsi accueillir une grande diversité de corporéités sans les soumettre à des normes qui imposent que certains réussissent tandis que d’autres échouent. On peut tout à fait être extraordinairement virtuose perceptivement dans un certain registre, tout en étant par ailleurs catégorisé «déficient» (sur le plan sensoriel, moteur ou cognitif) dans un autre registre.
C’est un peu provoquant de parler de virtuosité perceptive, mais je pense que cette provocation est intéressante. Elle ouvre assez radicalement la notion de virtuosité. Elle oblige à penser que face à quelqu’un qui fait trois tours en l’air, qui lève très haut la jambe, etc., il y a un autre registre de virtuosité qu’on ne voit pas et qui lui permet de faire cela. Mais aussi, que certaines formes de lenteur, d’immobilité, de qualités de «présence» qui nous fascinent sont également des formes de virtuosité d’un autre ordre, plus intérieur. On pourrait facilement décrire la question du handicap uniquement en termes de corps.
Dans l’idéologie d’organisation des hiérarchies dans nos sociétés, on retrouve un même paradigme, un même mécanisme qui définit ou qui ontologise des identités (femme, Noir, handicapé…) comme étant essentiellement des corps; on pourrait dire aussi, plus corporels, c’est à dire moins humains que d’autres catégories d’humains. Et cela évidemment quand on travaille en danse, c’est une question à la fois centrale et très problématique mais aussi, je dirais, passionnante.
Ce qui m’intéresse en tant que chercheuse non-handicapée mais fermement politisée, c’est d’essayer de comprendre ce que le handicap apporte politiquement au champ de la danse, et ce que la danse peut apporter aux personnes catégorisées handicapées. Il faudrait d’ailleurs cesser de parler du handicap comme d’une catégorie homogène, en réalité il n’y a pas beaucoup de rapport entre quelqu’un qui a perdu une jambe dans un accident de voiture, quelqu’un qui vit avec une forme d’autisme plus ou moins importante, quelqu’un qui est devenu malvoyant, quelqu’un qui a toujours été sourd et qui parle la langue des signes…
Mais ce qui réunit toutes ces singularités sous une catégorie qui est celle du handicap, c’est d’échapper à des normes qui se font passer pour naturelles, mais qui sont en fait des normes de productivité. C’est-à-dire que sont considérés comme «normaux» ceux qui sont à même de s’adapter à des normes productivistes qui créent des exclusions de plus en plus nombreuses. On peut voir le champ de la danse scénique professionnelle comme celui d’un certain mode de productivité, et les corps qu’elle exclut, comme étant trop improductifs de ce point de vue.
Est-ce que le travail que vous menez se situe également au niveau des représentations et de ce qu’un spectacle – ou une forme de danse – peut changer dans les mentalités, ou du moins proposer comme espace temps différent?
Le propre du handicap dans nos sociétés, c’est d’être aussi invisibilisé que possible. Ce qui m’intéresse à cet endroit-là, c’est le prisme de la scène en tant qu’elle est un dispositif de visibilisation. On travaille cette question de multiples façons avec ma collègue Isabelle Launay, dans un séminaire à Paris 8 intitulé «Danse et pouvoirs d’agir», où nous analysons des œuvres impliquant des artistes minorisés de diverses manières (notamment catégorisés comme handicapés ou racisés).
Comment se donnent-ils à voir ou sont-ils donnés à voir? Qu’est-ce que le dispositif scénique fait à leurs différences? Il y a la question des modes de production, des modes de création. Par exemple, il y a des artistes en situation de handicap qui sont occasionnellement mis en scène par des artistes valides, mais c’est plus rare de trouver des artistes en situation de handicap qui sont aussi auteurs de leur propre travail.
Et puis, il y a la question du regard. C’est-à-dire: quand on voit une pièce dans laquelle il y a, par exemple, des danseurs dont certains sont en fauteuil roulant, comment est-ce qu’on regarde? Comment est-ce que cela s’inscrit dans notre relation esthétique avec la pièce en tant que pièce? On ne peut vraiment pas désimbriquer la question sociale, discriminante, de celle du regard.
Le sociologue Erving Goffman parle très bien du stigmate comme phénomène visible, mais aussi invisible – et il définit le stigmate comme d’une part, une marque corporelle; et d’autre part, une relation, entre la personne porteuse du stigmate et la communauté qui l’entoure. Cette relation est à double sens, c’est-à-dire que le stigmate est formé à la fois par le regard des soi-disant valides vers les personnes catégorisées handicapées, et par le regard réciproque, et en particulier, comment la personne porteuse du stigmate imagine que l’autre la regarde.
Ce jeu des regards et des représentations impacte profondément la capacité d’agir dans le monde social pour les personnes catégorisées handicapées. Pour que celles-ci puissent s’imaginer ou se projeter en artistes, il faudrait d’abord qu’elles aient l’occasion de voir que c’est possible.
Cela pose en premier lieu la question de l’accessibilité des cursus. Quelles sont les écoles virtuoses – je parle pour la danse, mais ce n’est pas radicalement différent dans d’autres disciplines – quelles sont les écoles qui savent accueillir une petite fille qui n’a pas de jambes, ou qui est en fauteuil, ou qui est porteuse de trisomie 21, et qui a envie de faire de la danse classique?
On pense immédiatement aux aménagements matériels, notamment architecturaux, qui n’ont pas été faits et qu’on ne peut pas faire du jour au lendemain pour une seule enfant. Mais en réalité, l’immense majorité des adultes concernés pensent, avant tout, qu’il est impossible que cette fillette puisse faire de la danse classique.
Les arguments sont innombrables: du mal que ça lui causerait d’être confrontée à un échec (car bien sûr, elle ne saurait réussir), au tort que cela ferait à l’intégrité de la danse classique, cet art de la perfection. Des retards supposés que sa présence imposerait aux autres élèves, voire même, le fait que ceux-ci seraient perturbés par sa seule présence, ou à la supposée incapacité des professeurs à intégrer une élève différente dans leurs cours. Et pourquoi pas, comme j’ai pu l’entendre un jour, affirmer que «se montrer» lorsqu’on a un corps différent, c’est tout simplement de l’exhibitionnisme.
Quels enfants, quelles familles ont la puissance imaginaire, la détermination, la confiance et l’autorité suffisantes pour s’imposer face à autant de violence symbolique, alors que chaque geste simple de la vie quotidienne est déjà un combat? Une enquête majeure a été menée dans une université anglaise sur les façons d’intégrer les élèves danseurs en situation de handicap.
La première chose que cette enquête pointe, c’est que la plupart des étudiants en situation de handicap qui entrent dans ce cursus de danse professionnalisant sont des danseurs débutants. C’est-à-dire que la dualité apparente entre danseurs valides et danseurs handicapés est démultipliée par une autre dualité, entre danseurs entraînés depuis l’enfance, et danseurs débutants. Ainsi, aux apprentissages communs demandés à tous, il faut ajouter, pour les danseurs en situation de handicap, les apprentissages des attendus de l’entraînement, qu’ils n’ont pas ou peu rencontrés jusque-là, et l’apprentissage singulier du tissage entre chaque handicap et ces diverses normes de l’entraînement.
Quant aux professeurs, ils se confrontent à d’autres implicites d’un cursus professionnel, comme dépasser sa fatigue ou ses limites. Mais cette question se complique encore quand elle s’adresse à un danseur dont le handicap ou la pathologie ajoutent le risque d’aggravation, de douleur ou de fatigue chronique.
Qu’est-ce alors que «ne pas dépasser des limites qu’il ne faut pas dépasser»? Il est nécessaire que la danse puisse accueillir ces personnes qui ont besoin de respecter certaines limites – notamment celles qui vivent avec des douleurs chroniques ou inflammatoires, par exemple. C’est important pour elles, mais ça l’est pour toutes et tous. Cette question n’est-elle pas également vitale pour chacun·e d’entre nous? Aussi bien en termes de respect humain qu’en termes d’esthétique. Pourquoi une danse qui ne nécessite pas l’épuisement total des forces du danseur ne serait pas une danse valable?
Est-ce qu’il y a des pratiques qui émergent de ces questions?
Dans toutes les formes de danse, il y a eu des pratiques d’inclusion, dans les bals, par exemple, il y a toujours eu des personnes qui dansaient en fauteuil… Mais si on parle de pratiques qui accueillent des diversités de corps, de mobilité et de cognition, je pense que le contact-improvisation a été pionnier dans ce domaine. Le contact-improvisation ne dépend pas de la réalisation de figures ou de formes, mais travaille uniquement sur la relation (à deux ou plusieurs) et l’échange du poids à travers des points de contacts mobiles.
La danse est basée sur ce contact, sur le mouvement et les variations de poids entre soi et l’autre, et sur des techniques de chute, d’envol, de support et d’accueil, dont le seul ressort vital est celui de l’écoute et de l’attention à soi, à l’autre, au contact et à la gravité. Dans le projet initial, il y avait l’idée que cette danse ne devait produire aucun type de rôle. Ce n’est pas nécessairement le plus fort qui porte la plus légère par exemple. La technique était prête à accueillir n’importe qui ayant envie d’essayer.
Et donc assez vite, Steve Paxton et d’autres ont rencontré des personnes en fauteuil, des personnes non-voyantes, mal-voyantes, etc. Toutes les techniques que j’appelle «anti-formelles», parce qu’elles ne reposent pas sur la reproduction de formes corporelles précises, ont un potentiel d’accueil de la diversité corporelle.
Un autre courant concerne la «danse inclusive», très minoritaire en France mais bien mieux développé par exemple en Angleterre. Il y a une référence majeure dans ce domaine, un livre d’Adam Benjamin, Making an Entrance. Il est l’un des fondateurs de la Compagnie Candoco, avec une danseuse classique du Manchester Opera House, Celeste Dandeker-Arnold, qui est tombée de la scène et est devenue tétraplégique. Candoco défend une danse virtuose et inclusive, où la technicité est ouverte à une diversité de virtuosités, en fonction des différences de chacun.
Adam Benjamin, dans son livre, défend d’une part l’idée que tous les enfants ou adolescents catégorisés handicapés devraient pouvoir entrer dans des écoles de danse; et d’autre part, qu’il peut y avoir une danse très virtuose formellement avec des corps très entraînés, quel que soit leur écart avec les normes dominantes. Tant que les écoles de danse ne sauront pas accueillir une diversité d’élèves, on restera sur une double aberration: non seulement la danse dominante exclut à priori de nombreux corps, dits «handicapés», mais de plus, lorsqu’une personne handicapée s’impose néanmoins comme danseuse, c’est, trop souvent, sans jamais avoir pu accéder à un cursus d’éducation en danse, en tout cas, un cursus supérieur.
C’est pourquoi, comme d’autres, je suis perplexe quant à la notion d’inclusion: elle est sans doute stratégiquement nécessaire, car, précisément, nous vivons dans un monde structurellement excluant. Il faut donc «inclure» ceux qui ont d’abord été exclus. Mais ce terme d’inclusion, et les politiques qui le soutiennent, demeurent tragiquement paternalistes: le monde des «normaux» s’offre la générosité et la gloire d’essayer de faire une place aux autres, les «anormaux», comme si cette place n’était pas un droit pour eux.
Ainsi, on continue à occulter la violence initiale: s’il faut inclure ces personnes, c’est parce que nous avons fait un monde où certains se voient non seulement marginalisés, mais marginalisés et supposés de valeur différente, en tant qu’humains. Si la danse, les écoles, l’ensemble des espaces sociaux présupposaient la diversité, si cette diversité était comprise comme la norme, les politiques d’inclusion n’auraient pas lieu d’être. Un des enjeux est d’essayer de renverser cette logique. C’est-à-dire de s’interroger sur ce qu’on a fait, de quoi on s’est rendu responsables pour qu’une partie des populations soit à l’extérieur de notre monde, une partie des corps soient interdits de danser, et nos regards interdits de les voir.
Ce qu’il faudrait arriver à inventer, c’est un monde où la diversité des vivants, et celle des humains, ne soit pas confondue avec des différences de valeur de ces vivants. L’art et la danse ont tout à gagner à cela.
Pensez-vous que la logique d’exclusion va s’inverser, que la situation va changer?
Elle change déjà. Dans le champ de l’art, il y a une sorte de tension qui est dynamique et constructive. En partie grâce aux quotas et aux interrogations sur la diversité, le handicap commence à avoir une visibilité sur scène. Cette visibilité est importante pour ceux qui sont en scène, mais aussi pour ceux qui assistent au spectacle, pour les familles par exemple qui accueillent la naissance d’un enfant avec un handicap. Cela fait aussi bouger les lignes artistiques. La pratique de la danse contemporaine est importante pour toutes et tous. Dans les institutions soignantes, en France, il ne manque pas seulement «d’un peu d’art»; une véritable violence institutionnelle s’exerce sur les habitants, les usagers, mais aussi sur les professionnels. Nous avons besoin que des artistes, des artistes handicapés comme des artistes valides, se saisissent de ces questions-là.
SOURCE
Cet article est extrait du Journal de la Recherche de la Manufacture N°3, disponible en ligne
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